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Consultation
De son engagement naîtra le CIRBA. Et son combat, c'est de faire
avancer la lutte en améliorant le sort de ceux qui sont comme lui.
Fraternité Matin : Où
exerciez-vous avant de vous occuper des malades du sida ?
Docteur Henri Chenal :
J'ai fait toutes mes études en Côte d'Ivoire, j'ai été interne des
hôpitaux, puis après assistant chef de clinique au CHU de Cocody.
Je me suis infecté en novembre 1986 en opérant un malade. Je me
suis embroché le doigt, le patient étant séropositif, j'ai été contaminé.
J'ai appris ma séropositivité en mars 1987.
Fraternité Matin : Comment
pouvez-vous être sûr que c'est lors de cette intervention chirurgicale
que vous avez été contaminé ?
Docteur Henri Chenal :
Je ne savais pas que le malade était séropositif, et on commençait
à parler du sida en Côte d'Ivoire. Quand je me suis embroché le
doigt, je me rappelle, je suis monté dans le bureau du Major au
8ème étage, il s'appelait Kouassi. Je me suis assis en face de lui
et j'ai dit bon Dieu, j'espère que ce malade n'est pas séropositif.
On a donc fait le test de ce malade qui malheureusement s'est avéré
séropositif.
Fraternité Matin : Quand
avez-vous fait le test du malade ?
Docteur Henri Chenal :
On l'a fait dans les jours qui ont suivi. Le test étant positif,
j'ai espéré ne pas être contaminé. Mais en mars 1987, j'avais des
ganglions, une fièvre à 40°, j'étais fatigué, assez dépressif, même
insomniaque et j'ai décidé de faire mon test et j'ai appris ma séropositivité.
Fraternité Matin : Quelle
est la nature de l'opération que vous effectuiez sur patient ?
Docteur Henri Chenal :
Il avait une fracture au niveau de la main. Pour faire des économies
avec le CHU qui manquait cruellement de matériel, j'ai pris une
grande broche au lieu d'une petite et la couper pour l'adapter.
Il aurait fallu que je coupe la broche à la longueur nécessaire.
Mais j'ai voulu économiser, donc j'ai pris toute la broche pour
la mettre sur la perceuse. En fait en tenant le bras, je me suis
embroché.
Fraternité Matin : Y
avait-il des mesures d'urgence pour le corps médical et paramédical
dans ces cas-là ?
Docteur Henri Chenal :
Il n'y en avait pas. Il n'y avait pas d'anti-rétroviraux en Côte
d'Ivoire, on commençait seulement à en parler. Même au niveau européen,
c'était la monothérapie à l'AZT, donc il n'y avait rien, il n'y
avait aucune solution.
Fraternité Matin : Quelles
démarches avez-vous entreprises après avoir su que vous étiez séropositif
?
Docteur Henri Chenal :
Quand j'ai appris ma séropositivité, je suis allé voir le Professeur
Bertrand qui était à l'époque le doyen de la faculté de Médecine.
Et j'ai été rapatrié en France. La personne qui m'a rapatrié en
France était le secrétaire général de la présidence à l'époque,
qui a accepté de prendre mon billet en charge. Je suis rentré à
l'hôpital Bichât à Paris où on a confirmé ma séropositivité et mon
taux de CD4 bas. On devait me revoir et c'est là que j'ai rencontré
Montagnier. Une pure coïncidence … Oui, il y avait un radiologue
du CHU de Treichville à l'institut de cardiologie qui s'appelait
M. Monkagner. Ce dernier avait son frère qui travaillait dans l'équipe
du Professeur Montagnier à Paris. Monkagner m'avait demandé de remettre
une lettre à son frère à Paris. Quand j'ai appelé ce dernier pour
cette lettre, il m'a dit qu'il a appris que j'étais séropositif
et que le Professeur Montagnier voudrait me rencontrer. En fait,
il voulait rencontrer un Africain séropositif, de surcroît médecin.
Il ne savait pas que j'étais Européen. Et c'est comme ça que j'ai
eu mon premier contact avec le Professeur Montagnier à l'Institut
Pasteur.
Fraternité Matin : En
fait, pourquoi vous a-t-on rapatrié ?
Docteur Henri Chenal :
Parce qu'ici il n'y avait rien comme structure qui pouvait prendre
en charge le VIH à Abidjan. Et comme c'était le début du VIH, je
suis rentré en France pour savoir ce qu'on peut faire.
Fraternité Matin : Et
qu'est ce qui a été fait ?
Docteur Henri Chenal :
On n'a rien fait. A Bichât ils n'ont rien fait. Le Professeur Montagnier
que j'ai rencontré m'a dit d'aller à la montagne et me reposer et
on devait se revoir dans trois semaines. Et donc je suis parti à
la montagne en Haute Savoie, je me suis reposé et au bout de trois
semaines je suis remonté à Paris et mes résultats étaient un peu
meilleurs. Mon état général s'est amélioré, les CD4 étaient légèrement
meilleurs, mon amaigrissement est passé. Je pense que j'ai fait
une très forte primo infection. Je suis rentré à Abidjan et je retournais
tous les trois mois en France pour me faire surveiller. Faire le
bilan, sans recevoir aucune médication.
Fraternité Matin : A
votre retour, vous avez quitté le CHU ?
Docteur Henri Chenal :
Pas tout de suite. J'ai repris mes activités au CHU de Cocody, dans
le service du Professeur Yao Djé comme si de rien n'était, malgré
mon état de fatigue. Cela pendant deux ans. C'est en 1990 que j'ai
quitté le CHU pour une raison très simple. J'avais été très choqué
par l'attitude d'un infirmier du service à l'époque qui avait fait
76 piqûres dans la nuit avec la même seringue et la même aiguille.
Je m'en étais plaint au chef de service, mais il n'y a pas eu de
suite. L'autre raison, c'est qu'il n y avait aucun moyen pour travailler
au CHU. Nous n'avions plus de fil, plus de gant, plus d'éther, plus
de Bétadine, plus de produits anesthésiques. Nous cuisions nos gants
quatre fois, on remettait les mêmes gants quatre fois de suite en
les passant au poupinelle. Tout cela, ce sont des réalités qu'on
a oublié, mais voilà ce qui se passait dans nos CHU en 1990. Je
vous rappelle un événement qui a eu lieu et qui situe sur la situation.
Un bus de la SOTRA était tombé dans un ravin sur la route de Yopougon
en 1990. Il y avait à peu près 300 blessés qui étaient arrivés au
CHU de Cocody. Ce jour-là, j'étais de garde. Le ministre de la Santé
de l'époque avait déplacé les blessés à la PISAM, parce que nous
n'avions aucun matériel pour soigner les gens. Donc nous étions
complètement démunis, je ne pouvais pas continuer à travailler dans
de telles conditions. J'ai donc décidé en 1990 de partir dans le
privé.
Fraternité Matin : Pour
continuer la chirurgie ou faire autre chose ?
Docteur Henri Chenal :
J'ai adressé dans la même année un dossier au Professeur Montagnier
à Paris pour lui dire que je voulais créer un centre où les sidéens
pourraient mourir en toute quiétude. Puisque nous n'avions aucun
moyen pour les soigner, au moins qu'ils meurent dans la décence.
Je voulais faire cela à Bassam, j'avais même contacté des organismes
religieux et le Professeur Montagnier m'a répondu pour me dire qu'il
préférait un centre de recherche et de suivi des patients qu'un
mouroir. Et donc il m'a demandé si ça m'intéressait d'aller en Centrafrique
pour le faire. Je lui ai dit pourquoi aller en Centrafrique quand
toutes les conditions sont réunies pour le faire en Côte d'Ivoire.
C'est ainsi qu'en 1990, j'ai contacté le Président Houphouët Boigny,
qui a rencontré le Professeur Montagnier et il nous a offert en
1992, le terrain de 4000 m2 au sein de la Pharmacie de la Santé
Publique (PSP). Et voilà comment est parti le CIRBA (Centre Intégré
de Recherche Biologique). On a commencé à faire les dossiers pour
avoir la première partie du bâtiment, c'est-à-dire le laboratoire
P3 et la première unité du centre. Le laboratoire P3, c'est un laboratoire
de haute sécurité, qui permet de faire de la culture de virus. On
a commencé par cela. On prélevait le virus sur les patients et on
fait la culture pour pouvoir isoler le virus africain, le séquencer,
voir quelles sont ses caractéristiques par rapport à celui des autres
contrées.
Fraternité Matin : Et
vous avez commencé à recevoir les malades ?
Docteur Henri Chenal :
J'avais récupéré le cabinet privé de ma mère qui est arrivée en
Côte d'Ivoire en 1945. Elle a été médecin à Danané, à Tiassalé,
puis à Abidjan. Elle a monté les institutions médico- scolaires
en Côte d'Ivoire. C'était la pionnière. C'est au cabinet que j'ai
commencé à m'occuper des sidéens.
Fraternité Matin : Pourquoi
?
Docteur Henri Chenal :
Parce que les gens savaient que j'étais séropositif et ils venaient
me voir en me disant puisque tu es bien portant, pourquoi tu ne
nous soignes pas pour que nous soyons bien portants comme toi. C'est
comme ça qu'en 1992, j'ai commencé à constituer ma première cohorte
de patients au sein de mon cabinet avec du bouche à oreille uniquement.
C'est comme cela que j'ai commencé à m'occuper du sida.
Fraternité Matin : Qu'est-ce
que vous leur offrez à part prélever le virus pour faire votre culture
?
Docteur Henri Chenal :
Ça été très difficile. Il a fallu d'abord faire venir les médicaments,
les pharmacies en France me donnaient des médicaments anti-rétroviraux
pour mes sidéens en Côte d'Ivoire. C'est comme ça que j'ai commencé.
Mes premiers anti-rétroviraux m'ont été offerts par les fonds des
pharmacies européennes en 1994. On faisait de la thérapie à l'époque,
et moi j'allais tous les trois mois en France chercher des médicaments
pour les quelques malades que j'avais. On s'est aperçu très rapidement
que l'endroit était devenu étroit. On était deux au départ, Marie
George Enou qui est partie, était pionnière et a quitté en 2000.
Fraternité Matin : Comment
vous recrutiez vos malades ?
Docteur Henri Chenal :
Par le bouche à oreille.
Fraternité Matin : Ils
étaient d'une classe sociale aisée puisque c'était un cabinet privé
?
Docteur Henri Chenal :
Non, ce n'est que maintenant qu'on commence à voir des cadres venir
se consulter, sinon ce sont des gens modestes, des ouvriers, très
peu d'agents de maîtrise, de cadres. Mais le point commun c'est
que c'étaient des parents de malades qui nous emmenaient les malades.
Fraternité Matin : Comme
vous étiez au privé je me dis que ce sont les gens aisés qui venaient
consulter, les pauvres c'est dans le public…
Docteur Henri Chenal :
Soit, mais plus de 50 % de ma consultation privée était gratuit.
Les gens préfèrent aller au cabinet, parce qu'ils ont l'impression
que là-bas, ils sont anonymes. Ce n'est que quand ils rassurés qu'ils
acceptent de venir au CIRBA. En fait une bonne partie des gens arrivent
par le canal du cabinet et une fois qu'ils se sentent rassurés,
qu'on arrive à discuter, qu'ils arrivent à dépasser le cap de l'acceptation
de cette maladie, ils acceptent de venir prendre leur médicament
au CIRBA, et de se faire ouvrir un dossier. Donc il y a une espèce
d'interconnexion entre le cabinet et le CIRBA. Et après les malades
eux-mêmes emmènent leurs amis malades.
Fraternité Matin : J'ai
entendu dire que le docteur Chenal utilisaient les patients comme
des cobayes. Qu'en est-il ?
Docteur Henri Chenal :
On a dit beaucoup de choses inexactes, je ne peux pas relever tout
ce qui a été dit sur mon compte. Mais mon principe c'est d'avancer.
Quand on dit que je prends des patients comme cobaye, ce sont des
choses écrites, ce n'est pas moi qui fabrique les médicaments, je
ne viens pas avec les nouvelles molécules pour faire des tests thérapeutiques.
Tout cela, c'est de la délation. Je pense que la meilleure réponse
à tout cela c'est qu'on est aujourd'hui à environ 2700 malades à
la consultation. Alors qu'on a commencé en 1994 à moins de 20 malades.
On a commencé à consulter les enfants en 2000. Nous étions deux
en 1994, nous sommes actuellement 27.
Fraternité Matin : Qu'est-ce
que le CIRBA a de plus que les autres centres de prise en charge,
pour être tant décrié par les gens de la profession et adulé par
les malades ?
Docteur Henri Chenal :
Je pense qu'on offre en plus de la convivialité et la gentillesse.
On n'a rien de plus que les autres. Je pense que c'est l'ambiance
familiale qui fait la différence. On soigne les gens de la même
façon à Yopougon, aux maladies infectieuses, mais je pense que les
gens viennent parce qu'il y a une ambiance familiale. C'est tout.
Il n'y a pas plus que ça.
Fraternité Matin : Et
les médicaments ?
Docteur Henri Chenal :
Nous avons environ 350 malades qui sont pris en charge par le gouvernement.
Donc nous distribuons les médicaments au même titre que les autres
centres. Il faut savoir qu'à un moment donné j'avais importé des
médicaments directement des laboratoires. Je ne le fais plus, ce
qui fait que nous connaissons aussi des ruptures. Il y a deux mois,
c'était le Stocrin, j'aurais pu importer des médicaments, je ne
l'ai pas fait. En ce moment nous sommes en rupture de Norvir depuis
à peu près 10 jours. La PSP ne sait pas quand est-ce qu'elle en
aura. Nous avons fait changer de protocole à nos malades qui étaient
sous Stocrin, on les a mis sous Norvir crixivan. Maintenant il faut
encore changer, c'est une aberration. On est obligé de changer de
thérapeutique en fonction des ruptures de stock. Ce n'est pas possible,
on ne peut pas continuer à travailler comme ça.
Fraternité Matin : Le
problème ici ce sont les ruptures ?
Docteur Henri Chenal :
Oui les ruptures liées à des déficits financiers de la PSP que tout
le monde connaît, qui font que la PSP a des difficultés à acheter
les anti-rétroviraux. A l'époque quand j'importais les médicaments,
je faisais une plus value la dessus puisque nous avons à supporter
le coût du transport, à payer le laboratoire et pour faire le virement
la BCEAO prend 3%. A cela s'ajoutaient les frais de magasinage du
transitaire, les assurances du transitaire, ce qui fait que le coût
du médicament par rapport à la PSP est légèrement plus élevé, entre
9 et 10% de plus que le coût PSP. Mais on a dit que Chenal vend
les médicaments, en plus il les trafique. Il n'y a pas de trafic,
ce sont des coûts en plus qui sont récurrents.
Fraternité Matin : Donc
aujourd'hui, vous vous contentez de la PSP et vos malades subissent
aussi les ruptures ?
Docteur Henri Chenal :
Je n'importerai plus de médicaments, sauf si c'est une demande express.
A plusieurs reprises nous avons fourni la PSP, pour lui éviter des
ruptures et après elle nous a remboursé avec des médicaments. Donc
on servait en fait de zone tampon à la PSP. Malgré cela on a dit
que je trafique les médicaments.
Fraternité Matin : Les
équipements aussi font la différence entre vous et les autres en
plus de la convivialité dont vous avez parlé ?
Docteur Henri Chenal :
On a eu un don essentiellement de la fondation de France, qui nous
permet de faire 400 bilans initiaux complets à des patients qui
viennent et qui gagnent moins de 100 000F. Donc tout patient qui
a un salaire de moins de 100 000 F peut bénéficier gratuitement
du premier bilan qui est plus cher normalement. Il est de 130 000
F environ puisqu'il y a toutes les hépatites à faire, la charge
virale, les CD4, toute la biochimie, toutes les sérologies. C'est
après qu'on leur ouvre un dossier pour l'initiative. Mais de toute
façon, plus aucun nouveau patient ne bénéficie de l'initiative.
Les 350, ce sont les anciens malades.
Fraternité Matin : Il
n'y a que 350 sur 2700. Les autres ont les moyens de payer ?
Docteur Henri Chenal :
C'est la solidarité africaine qui joue, en général ce sont des membres
de la famille qui amènent le malade en disant, mon frère est séropositif,
il faut le soigner. Les gens ne viennent pas tout seuls, ils arrivent
toujours avec quelqu'un, qui se dit je préfère le soigner que de
payer un enterrement.
Fraternité Matin : Le
CIRBA est un peu plus cher quand même que les autres ?
Docteur Henri Chenal :
La consultation est à 7500F, mais on est en train de la baisser,
parce que le principe pour nous, c'est de nous autosuffire. Donc
il est clair que plus on aura de malades qui viendront en consultation,
plus on pourra baisser le coût de la consultation. Actuellement
la consultation est déficitaire d'un million huit par mois. Ce déficit
est comblé par le laboratoire qui, lui, est excédentaire, aide à
payer les charges du CIRBA (800 000 f) et le salaire du personnel
qui représente 14% du budget. Ce qui est bas, puisque le budget
de fonctionnement représente souvent 30%. Il faut dire que le personnel
du CIRBA accepte des salaires bas pour faire vivre le centre.
Fraternité Matin : Pourquoi
faites vous tout cela ? Est ce que parce que vous êtes infecté ?
Et puis pourquoi le choix de la Côte d'Ivoire ?
Docteur Henri Chenal :
Quand j'ai commencé à faire médecine, mon objectif était de soigner
les gens quel qu'en soit le coût. C'est vrai que des fois je dis
que je ne m'occupe pas des morts, mais on ne peut pas rester inactifs
devant des gens qui sont malades.
C'est vrai que je suis séropositif et donc je me dis que ce n'est
pas normal qu'on traite en Europe et pas ici, ce n'est pas normal.
Il faut qu'on arrive à prendre en charge les malades. Moi j'avais
une conception, un peu différente, je dis je vais commencer par
les riches pour m'occuper de pauvres. Malheureusement j'ai eu des
pauvres et c'est seulement maintenant que les riches arrivent .Il
faut banaliser cette maladie, il faut parler des actes et méthodes
de contamination, il y a les curetages, on en parle pas, il y a
plein à faire dans la prévention.
Zéguéla BAKAYOKO
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