Pourquoi la mortalité maternelle enregistrée dans la région de
Kolda est-elle la plus élevée du Sénégal ? Pourquoi le risque de
létalité lié aux maladies infectieuses est-il inversement corrélé
à l'échelle des statuts économiques ? Pourquoi la filariose lymphatique
responsable de l'éléphantiasis des membres inférieurs (jambes grosses)
n'existe que dans le département de Mbour ?
Voilà autant d'interrogations qui laissent penser que les sociétés
ne sont pas égales face à la maladie et dont la réponse est dans
la combinaison de l'influence de l'environnement et de l'impact
des comportements sociaux. En effet, certaines communautés vivent
dans des conditions telles que celles-ci déterminent l'apparition
de maladies ou modèlent leur expression dans la collectivité, alors
que pour d'autres, les risques sont générés par un certain type
de comportement.
Ces inégalités dont la dimension est dynamique présentent ainsi
un déterminisme pluriel. Dans les sociétés traditionnelles sénégalaises,
la maladie a été toujours le support d'une exigence visant à obtenir
un ordre égalitaire dans le fonctionnement des structures sociales
et de production, et la maladie est souvent l'enjeu et le prétexte
d'une renégociation sans cesse du contrat social établi entre les
différents pouvoirs de la société.
L'analyse historique des politiques sanitaires, de prévention et
d'intervention récentes, ainsi que les données épidémiologiques
actuelles révèlent de grandes inégalités devant la maladie. Ces
évolutions historiques renvoient souvent à des mécanismes sociaux
de production de ces inégalités, et les statistiques sanitaires
aussi élaborées qu'elles soient, ne permettent pas d'appréhender
la complexité des déterminations et la dynamique des processus.
Seule une analyse globale permet de passer du niveau de la santé
au niveau politique et social et permet de comprendre comment le
contexte au niveau des différents échelons influe sur la genèse
de nos disparités dans le domaine de la santé. Bien que les gains
observés dans ce domaine au cours de ces deux dernières décennies
se soient faits de manière inégale, bénéficiant beaucoup plus aux
populations aisées qu'aux autres, il demeure que "le droit à la
santé pour tous", qui est compris par les techniciens de la santé
comme un meilleur accès à la santé pour les plus démunis, n'a pas
souvent été au Sénégal un thème mobilisateur pour les communautés.
Même dans un pays sous-développé comme le nôtre, ces inégalités
sont insupportables, car elles représentent, de par leur nature,
l'expression d'un destin profondément injuste, une entrave à la
liberté. Inégalités face au risque d'être malade et inégalités lorsqu'on
l'est face aux soins, tel est le double défi auquel sont confrontées
non seulement la santé publique, mais également la société sénégalaise
tout entière. Les inégalités devant la santé découlent de facteurs
qui se situent à plusieurs niveaux et qui répondent à différentes
logiques. Deux niveaux essentiels sont à identifier, d'abord le
cadre de vie global avec ses nuisances, ensuite le niveau des unités
sociales et spatiales plus restreintes où se déroule l'existence
quotidienne des individus. Au sein de ces deux niveaux, les individus
sont soumis à des logiques collectives qui sont économiques et sociales
dont l'influence s'exerce sur leurs propres choix. Au premier niveau,
une démarche systémique, l'individu étant replacé dans son contexte
social et spatial, permet d'identifier les contraintes globales
auxquelles il doit faire face et qui peuvent être à l'origine d'inégalités.
L'aggravation des disparités spatiales apparaît à la lecture des
quotients de mortalité materno-infantile. L'espace peut être analysé
comme une distribution de facteurs de risque pour la santé, facteurs
naturels et anthropiques.
Pour ce qui est des facteurs naturels, un bon exemple est donné
par l'onchocercose - cécité des rivières. Les personnes atteintes
par cette affection ont la malchance de partager le même biotope
avec le vecteur qui est un moucheron appelé simulie. S'agissant
des facteurs anthropiques, nous en avons l'illustration avec les
barrages anti-sel de Diama, au niveau du fleuve Sénégal, et celui
de Manantali destiné à réguler le débit du fleuve. Depuis leur mise
en service, des modifications profondes ont été notées dans l'écosystème
des zones concernées, se traduisant par l'apparition de bilharziose
intestinale et une tendance épidémique du paludisme dans ces zones
avec une mortalité plus importante qu'avant. L'urbanisation incontrôlée
par ailleurs, source de surpeuplement et de détérioration de l'environnement,
a aggravé la situation et favorisé l'émergence d'inégalités en matière
de santé. Il existe des écarts marqués d'ordre matériel et économique
au sein de la population urbaine avec une paupérisation de cette
dernière et l'alourdissement des contraintes économiques qui pèsent
sur la résolution des problèmes sanitaires.
Aux disparités économiques qu'on peut observer, s'ajoutent celles
qu'on peut noter sur le plan des infrastructures et de l'hygiène.
Les mauvaises conditions de logement, le défaut de surveillance
parentale qui s'apparente parfois à un abandon moral, la mendicité
et l'absence d'hygiène contribuent à élever les taux de morbidité
et de mortalité chez les plus pauvres. A Pikine, la mortalité des
enfants de moins de cinq ans, peut être 2,5 fois plus élevée selon
le type d'habitat. Par ailleurs, la mortalité des enfants nés dans
l'agglomération de Dakar est deux fois plus faible que celle des
enfants arrivés après leur naissance. Cette tranche d'âge présente
une grande sensibilité aux contraintes de l'environnement physique
et social immédiat, et dans le dernier cas, ceux qui sont nés en
ville présentent un rapport avec la ville plus stable que les autres.
Les facteurs sous-jacents de la prévalence des maladies transmissibles
sont bien sûr la pauvreté, l'insalubrité de l'environnement, l'absence
d'eau potable et d'assainissement mais aussi l'ignorance. Existe-t-il
un exemple plus convaincant que celui de l'éducation ? Lorsque l'on
examine quels sont les facteurs associés à de plus ou moins bons
indicateurs de santé, comme l'espérance de vie ou la mortalité infantile,
on trouve en premier, le niveau de revenus, c'est-à-dire le couple
richesse-pauvreté, en second le niveau d'éducation. Il s'y ajoute
qu'il y a une acceptation plus ou moins grande de l'univers médical
en fonction du niveau de scolarisation. Pour ce qui est des facteurs
tenant au système de soins, ce dernier sera confronté en ce début
du XXIe siècle à un défi majeur, celui de veiller à ce que tous
les citoyens aient également accès aux soins de santé. La santé
est un fait social qui doit relever de la responsabilité de la société
et du pouvoir politique autant que du choix des individus. Ainsi
même dans une économie libérale, on doit s'assurer que les soins
sont accessibles à ceux qui n'ont pas les moyens de payer. Au Sénégal,
il est heureux de constater un accroissement des dépenses publiques
totales consacrées à la santé, quand on sait que les programmes
d'ajustement imposés par les institutions internationales de financement,
s'accompagnent souvent d'une réduction des dépenses sociales. Malgré
des avancées significatives en termes de couverture sanitaire lors
de cette dernière décennie (1 hôpital pour 500 000 habitants,1 centre
de santé pour 150 000 et 1poste de santé pour 11 000) l'offre de
soins et de services est encore insuffisante avec une grande disparité
quant aux moyens humains et matériels et quant à la qualité de leur
fonctionnement. Il s'y ajoute que la confrontation des cartes de
risques potentiels aux cartes d'offres et d'activité du système
de soins n'est pas validée par des indicateurs de santé de la population.
L'économie libérale obéit à une logique qui lui est propre qui
se manifeste à travers les mécanismes de fixation des prix. Les
stratégies des acteurs sociaux notamment dans le domaine sanitaire
ne peuvent pas toujours s'adapter à ces contraintes. La fonction
essentielle des pouvoirs publics qui consiste à garantir l'équité
perd de son importance car l'état délègue certaines de ses responsabilités
au niveau local où les mécanismes de sauvegarde de l'équité peuvent
faire défaut. Un système de santé comme le nôtre dans lequel chacun
doit payer directement une part substantielle du coût des services
de santé au moment où il vient se faire soigner en limite manifestement
l'accès aux seules personnes qui ont les moyens de les payer. En
outre, la consommation de médicaments dans notre pays qui est élevée
en valeur relative est financée par les consommateurs au moyen de
paiements directs. En dehors de la situation d'indigence qui place
l'individu toute l'année dans une grande situation de précarité,
il existe des formes d'exclusions saisonnières auxquelles est confrontée
la majorité de la population, tenant au fait que les patients ne
disposent pas de ressources à certaines périodes de l'année (périodes
de soudures). L'extrême insécurité climatique vient aggraver les
déséquilibres du système agricole, accuser les disparités sociales
et créer des situations irréversibles qui condamnent un nombre de
plus en plus grand de ruraux à quitter leur village. Il existe des
formes d'exclusion partielle avec des patients qui ne peuvent pas
payer la totalité de leurs frais de santé. Il existe en outre des
inégalités tenant au genre et à l'âge. Une source d'inégalité importante
tient aussi à la complexité du système de santé et à la diversité
des configurations locales, ce qui nécessite la mise à disposition
des habitants et plus particulièrement des non scolarisés en français,
une information accessible et actualisée sur les services et leurs
procédures d'accès. L'accueil reçu dans les centres de soin peut
exercer un effet répulsif sur les plus pauvres qui sont aussi les
moins à l'aise face à l'institution. Ainsi, du fait des nombreux
obstacles auxquels les individus sont souvent confrontés avant de
se faire soigner, les stratégies de réponse à la maladie au sein
des communautés mettent en jeu dans bien des cas l'ensemble des
recours disponibles dans l'environnement des familles. Ce qui peut
être source d'inégalités puisque le circuit thérapeutique emprunté
peut retarder le traitement. Les structures de soins officielles
ne sont sollicitées qu'en cas de gravité avérée ou perçue de la
maladie.
Il ne s'agit là que de critères de description externes ne permettant
pas de préjuger de la façon dont les groupes domestiques gèrent
effectivement leur environnement immédiat. Il faut d'emblée savoir
que quelque important qu'il soit, l'obstacle financier n'est pas
pourtant le seul en cause dans les difficultés que rencontrent les
catégories défavorisées pour se soigner. Lorsqu'on change d'échelle
d'analyse et qu'on passe à celle des unités domestiques, on doit
prendre en compte les modèles conceptuels qui sous tendent les pensées
médicales des populations sénégalaises, car ceux-ci représentent
l'arrière plan plus stable en fonction duquel se conçoivent et s'élaborent
les stratégies adaptatives des individus. Il est évident qu'il existe
des écarts marqués d'ordre matériel et économique, avec des contraintes
globales qui ne s'exercent pas sur tous de façon identique et en
dépit de l'Initiative de Bamako, un niveau de vie élevé semble être
un facteur d'amélioration de l'environnement sanitaire de la population.
On constate ainsi un meilleur état de santé, au fur et à mesure
qu'on s'élève dans l'échelle des statuts économiques. Malgré tout,
les contraintes de l'environnement doivent être appréciées en tenant
compte des pratiques à travers lesquelles elles s'exercent.
Les pratiques en matière de santé, qui sont la manifestation de
stratégies complexes et dynamiques où se combinent logiques économiques
et sociales, ne peuvent pas être comprises en s'arrêtant au seul
niveau des comportements d'individus, mais doivent être replacées
au sein du cadre communautaire dans lequel elles prennent tout leur
sens. En effet on constate que les avantages dont bénéficient les
catégories les plus aisées ne trouvent pas toujours un écho dans
leur état de santé. On doit s'interroger sur ce que l'apparente
évidence d'un déterminisme des conditions économiques peut avoir
de relatif dans le contexte social et culturel du Sénégal, en effet,
des ressources monétaires peuvent être affectées à tout autre chose
qu'à l'amélioration de la santé (cérémonies familiales et dépenses
de prestige). D'un point de vue social et culturel, deux points
importants méritent d'être soulignés, même si l'expansion colonialiste
de la médecine occidentale a modifié l'utilisation des représentations
collectives sur la maladie dans notre pays tant sur le plan du symbolisme
que de la pratique avec un pluralisme médical qui s'est vu ainsi
bipolarisé entre un ordre médical figuré par le champ hospitalier
et un ordre traditionnel dénommé comme tel par rapport historique
au premier. Le premier est la permanence et la multiplicité des
cadres anciens de représentation de la maladie malgré le fait urbain,
ce qui peut être à l'origine d'inégalités. Le second est relatif
au caractère solidaire que revêt la gestion de la santé. La proximité
spatiale rend possible la mise en place de réseaux de solidarité
qui viennent assouplir les écarts qu'une vision ethnocentriste des
faits tendrait à figer. Le capital social que l'on peut mobiliser
peut être aussi important que le capital économique que l'on possède.
Par : Professeur Oumar FAYE
Lire l'article original : http://www.walf.sn/contributions/suite.php?rub=8&id_art=1024
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