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En visite de deux jours à Madagascar, le docteur
Peter Piot, directeur exécutif de l'ONUSIDA, a rencontré hier l'ensemble
des autorités de l'île concernées par le sida, à commencer par le
président Ravalomanana. Il a accepté d'accorder une interview exclusive
à l'Express. Situation de Madagascar vis-à-vis du sida, polémique
avec le Cardinal Razafindratandra, charlatanisme avec le professeur
Zaranaina … le docteur Piot aborde sans retenue tous les sujets
qui fâchent.
Madagascar, avec ses 1,1% de prévalence, est-elle
une exception ? Est-ce miraculeux ?
Docteur Peter Piot :
Je ne suis absolument pas convaincu qu'il existe une exception malgache.
Vous avez ici une bombe à retardement. J'ai appris de mon expérience
au cours des 20 dernières années que ce n'est pas parce qu'on a
pas de problème aujourd'hui qu'on n'en aura pas demain. Ici, à Madagascar,
le taux de prévalence a été multiplié par 10 en 3 ans, c'est énorme.
Et puis, votre taux d'infections sexuellement transmissibles (15%
NDLR) est une preuve flagrante qu'à Madagascar, il existe une activité
sexuelle non protégée, qui ne respecte pas la morale officielle
! C'est un cocktail de comportements à risque, de normes dans la
société malgache. Si vous n'agissez pas, la bombe à retardement
va exploser.
Est-il déjà trop tard pour enrayer ce fléau
à Madagascar ?
Docteur Peter Piot :
Non, il n'est pas trop tard pour bien faire. Prenez par exemple
l'Afrique du Sud et la Thaïlande. En 1990, ces deux pays étaient
à 2% de prévalence. Aujourd'hui, l'Afrique du sud, à cause surtout
de ses tergiversations politiques, en est à 28 % ! La Thaïlande,
elle, a réussi jusqu'à aujourd'hui à contenir l'infection à 2%,
grâce à une politique très volontariste, qui a, peu à peu, changé
les mentalités. Mais dans les pays qui se sont vraiment investi
à fond dans l'information-communication, nous savons qu'il leur
a fallu de trois à cinq ans pour percevoir un changement de comportement
sexuel à grande échelle
Qu'est-ce qui fait pencher la balance d'un côté
ou de l'autre ?
Docteur Peter Piot :
Dans tous les pays, c'est la même chose. Il faut une forte volonté
politique. Vous l'avez avec le président Ravalomanana et son gouvernement.
Il me l'a démontré à chaque fois que je l'ai rencontré. Mais, ça
ne suffit pas. Il faut également énormément informer sur la maladie,
pour que chaque personne puisse comprendre le risque et changer
son comportement. Vous, les journalistes, avez un vrai rôle à jouer.
Je dis souvent que les journalistes peuvent sauver plus de vies
que les médecins.
Le cardinal Gaëtan Razafindratandra, la plus
haute autorité catholique de Madagascar, a déclaré à plusieurs reprises,
être contre l'utilisation des préservatifs. Non seulement il est
contre moralement, mais en plus, il affirme que scientifiquement,
les préservatifs sont "percés" et qu'ils n'empêchent pas le sida
de passer ! qu'en pensez-vous ?
Docteur Peter Piot :
Sur le côté scientifique, le cardinal, et l'église en général, ne
sont pas compétents pour juger de l'efficacité des préservatifs,
comme moi je ne suis pas compétent en théologie. Le virus ne passe
pas par le latex, cela a été démontré maintes et maintes fois. Ce
que dit le cardinal n'est pas acceptable, parce qu'en disant cela,
il met la vie des personnes en danger. Sur l'aspect moral, je respecte
la position officielle du cardinal. Sexualité au sein du mariage
et fidélité absolue des deux époux, abstinence pour les non-mariés.
On ne peut pas être contre, mais on sait que la réalité est différente,
y compris pour les catholiques. Je ne demande pas à l'église de
faire la promotion du préservatif. Je souhaite juste qu'elle n'en
parle pas, et surtout pas qu'elle en dise du mal. Il faut faire
attention de ne pas répandre des messages anti-scientifiques.
Vous allez lui dire votre façon de penser ?
Docteur Peter Piot :
Je lui proposerais de travailler ensemble. Vous savez, l'église
a un rôle extrêmement important pour changer les mentalités. Soyons
complémentaires, c'est ça que je lui dirais. Je peux vous citer
de nombreux exemples dans le monde, où les religieux nous aident.
En Ouganda, c'est un évêque catholique qui est à la tête de comité
national de lutte contre le sida. En Afrique du sud, l'archevêque
Desmon Tutu a déclaré que l'utilisation des préservatifs était acceptable
car elle sauvait des vies. En fait, plus le pays est infecté par
le sida, plus les religieux sont ouverts !
Dix centres de dépistage gratuits pour 17 millions
de malgaches, est-ce suffisant ?
Docteur Peter Piot :
C'est insuffisant, c'est clair. Quand on est conscient du risque,
il faut avoir la possibilité de savoir. Mais, attention, avoir des
centres de dépistage sans pouvoir soigner les personnes porteurs
du virus, c'est dangereux. Il faut avancer sur tous les fronts en
même temps. Vous savez, le sida est encore un sujet tabou, plein
de honte, de rejet. Attention à l'exclusion sociale. Ce qui a un
impact énorme, ce sont les présidents de la République ou d'importantes
personnalités reconnues dans leurs pays, qui sont photographiés,
filmés avec des personnes porteurs du virus ou déjà malade du sida.
Vous conseillerez donc au président Ravalomanana
de serrer la main d'une personne infectée ?
Docteur Peter Piot :
Nous en parlerons sûrement. A Madagascar, j'ai l'impression qu'il
y a encore beaucoup de choses à faire pour la compréhension et l'acceptation
de la maladie. Il faut briser le silence. C'est là que le leadership
d'un président est important.
Un tradi-praticien malgache, M. Zaranaina, dit
avoir trouvé un remède à base de plantes pour soigner le sida. Est-ce
un charlatan ?
Docteur Peter Piot :
Cet homme est un charlatan ou un malhonnête. Il est irresponsable
d'offrir un traitement qui n'a pas été vérifié scientifiquement.
Il faut qu'il donne les preuves scientifiques que ça marche. Il
existe des protocoles scientifiques proposés par l'ONUSIDA, qui
sont disponibles. Vous savez, dans tous les pays au monde, ce genre
de personnage existe. Ils sont parfois écoutés car les gens sont
tellement désespérés qu'ils s'accrochent à toutes lueurs d'espoir.
Malheureusement, il faut être très clair. Aujourd'hui, il n'y a
pas de guérison possible du sida, et il n'y en aura peut-être jamais.
Il existe quand même un traitement (anti-rétroviraux NDLR), qui
a un effet spectaculaire sur la santé du malade. Tout le reste n'a
jamais été prouvé.
Propos recueillis par Faniry Ralevazaha
Bibliographie :
Directeur exécutif de l'ONUSIDA depuis sa création en 1995 et Secrétaire
général adjoint des Nations Unies, le Dr Peter Piot a suivi une
carrière universitaire et scientifique prestigieuse axée sur le
SIDA, ainsi que sur la santé des femmes dans le monde en développement.
Né en Belgique en 1949, le Dr Piot est l'auteur de 15 ouvrages et
de plus de 500 articles scientifiques. Il a reçu de nombreuses distinctions
pour ses réalisations dans le domaine de la science et de la société,
et a été fait baron par le Roi Albert II de Belgique en 1995. Il
est membre de l'Institut de Médecine de l'Académie nationale des
Sciences des Etats-Unis et de l'Académie royale de Médecine de Belgique,
et membre du Collège royal des Médecins de Londres (Royaume-Uni).
Lire l'article original : http://www.lexpressmada.com/article.php?id=19375&r=4&d=2004-03-09
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